24 février 2007

Oui, ils ont tendance à parler fort. Tout le monde s’embrasse dans le hall du théâtre, on se retrouve, toute la petite famille en ville. Oui, ils ne pensent pas souvent à leurs voisins. Ils bougent dans tous les sens. Oui, ils ont l’air distraits, impatients, pas toujours très sages. Et les belles dorures sur le plafond et les jolis lustres…Oui, il peut m’arriver parfois de leur en vouloir de ne pas prendre le temps, de regarder plus souvent vers le public pour faire signe à d’autres que vers la scène ou de chercher assez bruyamment quelque chose dans leur sac alors que les lumières s’abaissent et que la musique a déjà commencé.

Mais ce soir, quand la pénombre est tombée au milieu du spectacle, quand les danseurs se sont assis et les voix se sont tues, tout s’est arrêté. Comment osent-ils ? Comment osent-ils nous plonger dans un silence sombre et immobile, paralyser la salle, ne nous offrir que deux silhouettes à genoux sur la scène, deux ombres qui s’embrassent. Comment ? Une violente émotion nous a tous traversé à ce moment-là, dans cet instant tellement intime, tellement infini, tellement osé.

Quand les lumières se sont rallumées, personne ne s’est levé. La scène était vide pourtant, le spectacle était terminé. Trois mille spectateurs qui n’avaient rien à ajouter. Trois mille personnes qui ne voulaient plus partir.

18 février 2007

J’étais arrivée presque une heure en avance pour ce cours. Philosophie de l’art, par un prêtre. Il faisait nuit, comme toujours en hiver. Une tempête de neige avait tout recouvert deux jours plus tôt. Je m’étais pressée en sortant de chez moi, blottie dans le bus chauffé, et j’avais fini par arriver dans mon bâtiment, après avoir traversé le grand campus désert. Quelques silhouettes se hâtaient dehors, je pouvais à peine les distinguer dans la pénombre et les reflets bleutés de la neige. Il y a peu de cours à cette heure-là, on ne croise plus que ceux qui vivent sur place, qui viennent profiter des grandes bibliothèques et de leurs fauteuils confortables, ou des salles vidées de la foule du jour. J’étais de bonne humeur et calme, il n’y a rien à faire contre la neige et la nuit, et l’idée de passer quelques heures à philosopher ce soir-là me plaisait bien. Des petits groupes passaient dans les escaliers et les halls avec leur matériel de peinture ou leurs instruments. Il faisait bon et chaud à l’intérieur.

La porte était fermée. J’ai reconnu soudain une mélodie que je connaissais bien. Alors je suis restée quelques instants au bout de ce couloir, face à la porte, à écouter les notes se succéder, s’interrompre puis reprendre, la mélodie qui semblait se dérouler sans fin, je me laissais bercer. Un pianiste patient s’exerçait, inlassablement, comme seul le travail de la musique peut le permettre, avec douceur et persévérance. Puis j’ai ouvert la porte et je suis rentrée. Le jeune homme s’est interrompu immédiatement, surpris et intimidé. Je me suis avancée, sans un mot, et je me suis assise au bord de la fenêtre. Il m’a regardé un moment, puis sans rien ajouter, a recommencé à jouer. J’ai fermé les yeux. Le piano était vieux, un peu désaccordé. Je pouvais entendre les cordes fatiguées résonner dans la pièce. Je suis restée longtemps contre cette fenêtre, aussi longtemps qu’il a bien voulu jouer. Au bout d’un certain temps il s’est levé et s’est tourné vers moi. Il m’a souri et sans rien dire il est parti.

10 février 2007

Je suis assise face à elle, dans son bureau, nous discutons depuis un moment déjà. Je l’observe, son corps, ses traits, les rides sur son visage et ses mains vieillies. Elle a beaucoup d’allure. Elle ressemble à toutes ces femmes qui portent leur âge comme une touche exquise et raffinée, et qui pourtant ne sont pas dupes.

Elle était peintre avant. Aujourd’hui elle enseigne, pour quelques temps encore. Elle évoque ces artistes qu’elle a rencontrés, ceux avec lesquels elle a travaillé, ceux qu’elle voit toujours. Elle a publié un livre sur eux, sur leurs vies. Oui, c’est une vie difficile, il faut la choisir et la vouloir vraiment. Se faire au jugement, au rejet, au mépris parfois. Oui, c’est un choix admirable et difficile. Il faut savoir ce que l’on est prêt à risquer pour pouvoir créer librement. Elle le répète à tous ses élèves depuis plus de vingt ans. Alors oui…oui, lorsque l’on choisit cette vie, il faut être fort, il faut pouvoir résister à tout.

Je sens que sa voix faiblit. Son regard se perd quelques instants. Elle se reprend et me sourit avec élégance. Dans son dos, un grand tableau remplit le mur tout entier. Entre les livres et les dossiers, je reconnais en bas, dans un coin, ses initiales.

3 février 2007


Je me fais à ce pays vous savez. Oui, c’est un peu étrange, cette fois cela va beaucoup plus vite. J’ai arrêté de chercher mes anciens repères, je n’en veux plus, ils ne s’appliquent pas ici. Et puis j’ai vieilli. Cinq ans… Je crois que les premiers temps étaient comme dans un rêve pour moi, les yeux grands ouverts. Parfois, je vérifie encore, si mon visage est identique, si ma voix a changée, si ce sont bien mes mains qui ressentent le froid. Tout devient plus immédiat.

On me demande pourquoi je suis ici, mais je ne sais pas quoi répondre. Cela est-il nécessaire, ai-je besoin d’une raison ? Pourrais-je leur dire que je suis revenue pour voler une part de leurs vies ? Je les débusque, je les capture, je m’y fonds. Je cherche en eux, tout en comblant un silence, celui que je suis seule à entendre, mon silence est français. Il m’oblige à tout recréer et à tout prendre. Comment pensez-vous ? Que ressentez-vous ?

Ils sont prêts à tout, ils n’ont pas peur. Quand je les regarde, je vois une agitation folle, un débordement d’énergie incroyable. Eparpillés et noyés, mais brillants.