24 juin 2007

Un homme gémit depuis son lit. Un Vendredi soir aux urgences, comme tous les autres. Les infirmières passent de patient en patient, confondent parfois les familles qui attendent dans le couloir ou dans la salle d’attente pleine à craquer. Trois lits dans chaque pièce, avec de simples rideaux que l’on ferme quand les médecins viennent.

Une adolescente tourne dans le couloir, elle semble chercher quelqu’un. Pendant ce temps, l’homme continue à gémir. Il marmonne des insultes de temps à autres, avant de se faire réprimander par les infirmières. Elles veulent qu’il surveille son langage, malade ou pas. L’une d’entre elles, entrain de s’occuper d’une autre patiente, lui demande à travers le rideau pourquoi il est là. Il ne répond pas. Elle lui demande à nouveau, plus fort. Il répond par un grognement. Elle s’arrête un instant, agaçée, et passe la tête de son côté. Il reprend sa complainte, comme si il ne l’avait pas vue. Elle retourne à sa prise de sang, après un long soupir. L’homme est ivre, tout simplement, et l’on entend que lui.

La jeune fille continue à faire les cents pas dans le couloir. Elle regarde dans les salles, elle cherche, confuse, rencontrant les visages intrigués des familles et des autres patients. Un homme, un médecin apparemment, finit par s’arrêter et lui demande si elle cherche quelque chose. Elle le fixe pendant un instant, puis regarde autour d’elle, désemparée. Il lui prend doucement le coude et répète sa question. Elle lui répond quelque chose en espagnol, paniquée. Embarrassé, il tente de la rassurer et interpelle un infirmier. Il ne peut même pas finir d’expliquer la situation que la jeune fille commence à parler à toute vitesse, d’une seule traite, à l’autre, celui qui la comprenait. Elle cherche sa mère, qui est là, quelque part, dans une des salles. L’infirmier essaye de la calmer à son tour, il lui dit quelques mots gentiment et l’emmène vers la salle d’attente, où il l’assoit dans un coin. Quelques minutes plus tard il retourne voir son collègue en secouant la tête. Ils ne savent pas où est sa mère, elle devra attendre encore, seule.

18 juin 2007

M. est une fille qui s’éclipse souvent. Au restaurant, dans un bar, parfois même dans la rue, elle trouve un coin et disparaît. Ca ne prend jamais très longtemps, juste quelques minutes, puis elle revient, sereine. Son manège peut sembler étrange à ceux qui ne la connaissent pas très bien, mais elle s’en fiche, c’est même le dernier de ses soucis. Elle leur parlera après, oui, ils s’amuseront, ils vont rire avec elle et oublier ce détail, mais ce sera plus tard, « après ». En attendant, quand il le faut, elle s’éloigne en trouvant n’importe quelle excuse, téléphone, soif, prendre l’air, n’importe quoi pour être seule un instant et ne pas être dérangée.

Qui soupçonnerait sa jeunesse, ses barrettes colorées, ses yeux rieurs, son nez retroussé et ses tâches de rousseur qui lui donnent cet air adorable et taquin ? Même l’anneau percé dans sa lèvre inférieure n’a l’air que d’un charmant bijou sur les traits fins de son visage. Elle dit qu’elle aime beaucoup l’art et écrit quelques poèmes de temps à autres. Et elle aime en rire, déclamant quelques vers tragiques au milieu d’un parc ou d’une rue.

Hier matin, M. ne devait pas avoir toute sa tête quand elle est partie de chez elle. Pourtant elle savait qu’elle allait passer deux jours à New York. Elle s’est tout de suite rendue compte en arrivant en ville qu’elle n’aurait pas de quoi tenir tout ce temps et que le sachet misérable au fond de son sac ne ferait pas long feu. Elle prit une grande inspiration et décida de continuer son weekend normalement, en ralentissant un peu le rythme pour prolonger ses réserves.

Au soir, M. a commencé à se sentir mal. Elle faisait des phrases de plus en plus courtes, sèches, puis péremptoires, voire impitoyables pour ceux qui se trouvaient sur son chemin. Le manque grandissait et elle avait très mal à l’estomac. Deux ou trois cachets l’ont aidée à se calmer, une mixture de sa propre invention pour avoir un peu de répit. Elle décida de boire beaucoup d’alcool, ça aussi, ça pouvait aider.

Mais vers quatre heures du matin, la douleur est revenue, insupportable. Nausées, sueurs, vertiges, et elle devait encore attendre jusqu’au lendemain soir…Elle passa quelques coups de téléphone, en urgence, mais personne ne pouvait lui amener quoi que ce soit sur le moment. Elle, elle en avait besoin maintenant, là, tout de suite. Les réseaux se sont activés, les amis, compréhensifs ou agacés, les connaissances vagues…personne ne pouvait rien y faire, c’était trop compliqué. Elle allait encore devoir tenir une fin de nuit et une journée entière.

De retour à l’hôtel, elle réussit à dormir une petite heure. Elle passa le reste du temps à se tourner et se retourner dans tous les sens, incapable de se maîtriser, puis elle finit par quitter son lit pour rester debout, au milieu de sa chambre, à attendre que la nuit passe.

A midi, elle essaya de manger, mais elle avait trop mal. Des « tambours » résonnaient dans sa tête et la terrassaient littéralement. Elle resta un bon moment à moitié allongée sur la table du restaurant, la tête posée sur son sac et les yeux fermés, en murmurant des excuses sur son état. Elle tremblait de froid, en sueur, mettait et enlevait sans cesse son gilet, tandis que tous les autres autour suffoquaient dans la chaleur de l’été. Enfin, le moment arriva, l’heure de prendre la route pour rentrer. Il restait encore le trajet à patienter, trois longues heures, mais la seule idée de mettre fin à ce calvaire la réjouissait. Quand elle arriva chez elle en fin d’après-midi, elle prit au fond de son tiroir la dose d’héroïne que son corps réclamait. A cet instant, M. retrouva son charmant petit sourire.

10 juin 2007

Il est trois heures du matin, la police a sorti les barrières, bloqué la rue et ne laisse plus passer que les piétons. Les taxis déposent sans cesse de nouveaux arrivants au carrefour, qui filent tous dans la même direction. Ils vont rejoindre la file d’attente devant le club. Par trois, par cinq, parfois dix ou même plus, ils arrivent et se mettent en ligne, surexcités. Ce soir, c’est l’ouverture.

Un groupe passe sur le côté et demande Zoumer à l’entrée. La physionomiste les observe amusée et leur répond qu’elle ne connaît pas de Zoumer. Ils insistent, ils sont amis, il est marocain, il travaille là. La femme les dévisage un instant et retourne sans un mot s’occuper des autres. Le groupe est désemparé. Terrible instant de silence où, pour une fois peut-être, ils ne savent plus quoi dire. Les filles s’inquiètent, elles voient que tout le monde les regarde, les garçons veulent demander encore, pour être bien surs. Il doit y avoir un erreur, elle n’a pas dû bien entendre. Des sourires s’affichent dans la file d’attente, narquois. Un autre groupe passe devant eux. Ceux-là ne prétendent pas connaître de Zoumer, mais parviennent à convaincre les videurs facilement…ils prendront une table et des bouteilles de champagne à l’intérieur.

Le groupe attend toujours. Leur ami travaille là, il les a invités, ils doivent être sur la liste normalement. Une serveuse plus coopérante s’avance et leur demande de décrire le garçon en question. Au bout de quelques instants, ils comprennent qu’il se fait appeler autrement ici : Sacha. Exclamations, soulagements, juste un mauvais prénom, et ils rient tous, filles, garçons, serveuse et videurs. On les laisse enfin passer, les jeunes femmes trépignent déjà d’impatience à l’idée de raconter à Sacha-Zoumer, Zoumer-Sacha, leur aventure.

Sur les marches un peu plus loin je vois une silhouette assise, seule, qui fume une cigarette. Elle porte une robe panthère, des bas résilles noirs et des talons hauts. Ses cheveux blonds platine ont l’air d’une perruque, mais je n’en suis pas certaine. Son corps balance lentement d’un côté puis de l’autre, déjà trop plein d’alcool. Elle se lève et s’avance vers le club, ivresse sur escarpins, un pas rattrapant l’autre, le sac à main vainement tenu à bout de bras en guise de contrepoids. Elle trébuche et se retient à un jeune homme qui passait à côté d’elle au même moment. « Sale pute », lui dit-il. Il dégage brusquement son bras et la repousse. Le cordon s’ouvre une fois de plus, pour le laisser rentrer avec ses amis.

2 juin 2007

Le train file vers le Bronx, il fait chaud. Les bâtiments s’enchaînent, les fenêtres, les fils de linge qui pendent d’un toit à un autre. Tout est parfaitement symétrique, on dirait qu’une grille s’est abattue et a creusé jusqu’à dix mètres de profondeur pour former les immeubles et les rues.

La rame est pleine. Deux femmes entrent et se mettent à côté de moi. Je propose mon siège à l’une, qui m’envoie balader en marmonnant quelque chose que je ne comprends pas. Je n’insiste pas. Elles ont la peau épaisse, les cernes marquées, la chaleur peut-être, les mains sèches et des corps larges. Difficile de leur donner un âge. Les cheveux grisâtres, les yeux jaunis, ce cercle bleu argenté autour de l’iris qui ne vient qu’avec le temps…soixante, soixante-dix ? Elles portent des robes d’été, dans ce tissu qui donne l’impression de pouvoir servir à tout, avec des motifs en losange, carrés et autres inventions géométriques d’une époque démodée, le tout sur un fond uni, bleu pâle ou orange passé.

Elles parlent vite, fort, sans beaucoup articuler, dans un jargon qui a l’air de sidérer les autres voyageurs. Je devine à leur accent qu’elles viennent d’Amérique Latine, première génération d’immigrés sûrement. Elles parlent de ce petit de leur quartier qui s’est fait poignarder dans la nuque en la calle. Un brave garçon apparemment, mais le poor babyboy n’avait pas de bonnes fréquentations. Puis les rodéos de voitures qui les réveillent la nuit. Mais c’est bientôt l’été, les gamins s’ennuient, ça ne les étonne pas. La police est venue, mais ils n’ont attrapé personne. Les petits sont plus malins qu’eux. Elles rient toutes les deux, tandis que je remarque qu’il manque des dents à celle en face de moi. Elles parlent encore un moment, le nouveau salon de coiffure italien semble faire débat.

Au bout de quelques arrêts, l’une d’entre elles s’avance vers la porte, elle souffle, elle grogne, elle bouscule deux ou trois voyageurs pétrifiés sur sa route, sous le regard de son amie, goguenarde. Une fois sortie, non sans peine, elle se retourne et lui rappelle qu’elles se verront à l’église dimanche.

Les portes se referment et nous repartons, au grand soulagement de certains passagers, ceux qui viennent du Sud, de Manhattan. Ils sont facilement reconnaissables, ceux qui ne prennent ce train que parce qu’ils vont au zoo, le grand zoo du Bronx, ceux qui vont prendre l’air en famille, se promener en mangeant une glace et regarder les singes derrière les grillages. Ils pourront même prendre des photos.