29 juillet 2007

Ses mains sont recourbées, vieillies. Elle ne fait que des gestes lents. La canne posée contre la banquette à côté de sa table, elle regarde les passants dans la rue. Elle prend sa tasse de thé et l’amène lentement à ses lèvres, tandis que je me demande intérieurement où se trouve la part de douleur dans l’élégance de ses gestes. Le serveur pose du sucre sur sa table et s’éloigne rapidement. Elle murmure un « merci », alors qu’il est déjà parti vers d’autres clients, et se tourne à nouveau vers la fenêtre. New York est une ville rapide, sans repos, qu’elle observe de son regard immobile et silencieux.

Elle sourit en voyant un jeune couple marcher amoureusement dans la rue. Ses yeux se perdent, suivant vaguement les deux silhouettes qui se tiennent par la main. Elle remue son thé qui fume encore, d’un air absent, tandis que son sourire s’affaisse doucement. Le serveur repasse, mais cette fois elle ne le remarque même pas. Elle pose son regard sur sa canne, interdite, comme s’il s’agissait de la chose la plus absurde qu’elle ait jamais vue, puis hausse légèrement les sourcils, d’un air résigné et triste.

Elle rassemble ses affaires puis se lève lentement, très lentement, elle s’appuie sur le coin la table pour se redresser, elle essaye de se tenir bien droite. Son regard tombe sur moi. Elle comprend, je pense, que je l’observais depuis un moment déjà et me salue de la tête. Elle me dit « J’ai toujours vécu ici. Peut-être nous recroiserons-nous un jour » et me sourit. Je vois sa main qui s’appuie fortement sur le pommeau en bois, je vois ses jambes fragiles, je vois son dos qu’elle veut maintenir droit, je vois sa tête bien haute. Quelques instants plus tard, elle passe devant la vitrine du café, avec une allure que je n’aurais pas soupçonnée et je me demande combien de temps un sourire peut parvenir à cacher les choses.

22 juillet 2007

A. part au restaurant. Il marche vite dans la rue. Les passants regardent étonnés ce petit homme au ventre bedonnant et à l’air si affairé filer à toute allure. Les cheveux noirs gominés, pour tenter de discipliner ses boucles, la chemise rose boutonnée jusqu’au col, la cravate verte en soie bien nouée, il a l’air du petit pacha de la Cinquième Avenue. Les new-yorkais ont souvent cette allure, cette confiance dans leur démarche, qui les distinguent bien des touristes, mais je dois dire que j’ai rarement vu quelqu’un inspecter les boutiques du quartier et les trottoirs avec un tel air de propriétaire.

Il éponge les gouttes de sueur sur son front en arrivant, le travail n’attend pas. Les clients apprécient ce manager si dévoué, le sourire gravé sur le visage, toujours prêt à offrir un verre, « c’est pour moi, c’est pour moi » leur dit-il. Il pose souvent sa main sur leur épaule. On discute. On soupire. On rit ensemble. Puis il court pour ramener les plats. « Profitez, profitez », répète-t-il avant d’aller voir ses prochains nouveaux amis.

15 juillet 2007

Thorry laisse ses mèches blondes cacher son visage. Il ne regarde pas le gens dans les yeux. Il se trouve trop grand pour lui, quand il parle à quelqu’un il s’appuie souvent contre un mur, la tête inclinée. Il n’élève jamais la voix et ne sourit que discrètement. Quand c’est son frère qui parle, il l’observe et l’écoute, en retrait. Isaac est tout l’inverse, il laisse aller sa chevelure rousse, presque sauvage, il rit fort, se tient bien droit, lui qui est si grand, et aime toutes les conversations, même de courtoisie. Fins, habillés de jean et chaussures de ville, cheveux mi-longs et visages délicats, les deux frères ne passent pas inaperçus.

Thorry prend toujours sa guitare avec lui. Jamais il ne sera un grand parleur. Jamais il ne saura charmer les foules. C’est Isaac qui s’occupe de ça. Mais quand il joue et qu’il chante, c’est à de son frère de l’accompagner. Il ferme les yeux, balance son corps et sa tête au rythme de la musique, oublie la salle et n’est là que pour lui. Isaac se tourne vers lui de temps en temps, il ne s’attarde pas, ne cherche pas son regard, non, car il sait. Il sourit, il sourit car il voit son frère sur scène, avec lui, il sourit en voyant la foule que Thorry oublie, il sourit car dans ces moments-là Thorry ne cache pas son visage, il oublie, il oublie vraiment. Et quand il ouvre les yeux, parfois, c’est pour le regarder, lui, son frère, et afficher un sourire radieux.

8 juillet 2007

Torse nu, un simple pantalon en toile sur les hanches, J. fait le tour du bassin et s’allonge sur l’un des transats faisant face à la baie. Il est onze heures du matin. Etendu confortablement au soleil, il prolonge sa nuit, une tasse de café et une cigarette à la main. Les voisins les plus proches sont à plus de cinq cent mètres, de l’autre côté de la colline. Au loin, on voit quelques îles, entourées de brume de chaleur. On entend une sirène parfois, ce sont les courses de bateaux du dimanche matin, ou le club de natation, il ne sait plus. Les oiseaux chantent, parmi les arbres, les fleurs et les feuillages qui remontent en spirale le long des colonnes blanches du patio principal, pendant que Coby, le chien, s’ébroue et se promène tranquillement dans le jardin.

J. jette nonchalamment son mégot par-dessus la barrière en bois et se redresse lentement. Il sera ramassé. Par qui, il ne le sait pas exactement. Après avoir contemplé rapidement l’espace autour de lui, profitant d’une brise légère, il se met en sous-vêtement et fait un plongeon dans la piscine. Son visage réapparaît quelques instants plus tard, ravi de ce rafraîchissement, les gouttes d’eau perlant sur sa nuque et ses épaules aux muscles finement dessinés, la peau caressée par la lumière blanche du soleil.

Il sort de l’eau et étend un drap de bain sur le transat avant de s’y allonger à nouveau. Il ne sait pas encore ce qu’il va faire aujourd’hui. Il s’étire légèrement, cale son dos sur le matelas et soupire en fermant les yeux. Il a tout le temps de se décider.

1er juillet 2007

Tony est assis sur une chaise en bois devant le restaurant. Il boit un thé à la menthe, seul. Il fait doux ce soir, la salle est presque vide. Les gens préfèrent se balader, aller dans un parc ou à une terrasse. Lui, il reste là, à regarder la rue.

Je fais quelques pas vers lui et reste appuyée contre la porte. Il se retourne et me sourit. Il y a encore des airs de jeune homme élégant et discret malgré ses cheveux argentés. Des petites lunettes dessinent deux ronds pleins de curiosité sur son visage, « Pour mieux voir », a-t-il l’habitude de dire. Ses yeux parcourent le trottoir d’en face, les passants, le couple qui s’embrasse dans l’ombre d’un escalier. Il boit son thé tranquillement. Il a, même assis sur cette petite chaise, une attitude détendue et satisfaite. Il me pose des questions, aimable et délicat, en me regardant avec une douce attention, comme pour ne pas me brusquer. De temps à autres, il porte à ses lèvres le verre minuscule et étroit, qui dégage un parfum de fleur d’oranger, mêlé à la menthe et au thé vert sucré. Il savoure.

Il me dit qu’il a beaucoup marché aujourd’hui, qu’il s’est promené à travers toute la ville. Le temps était agréable et les rues n’étaient pas trop pleines. Il a vu quelques amis, ils ont pris un café ensemble près de Bleecker street. Puis il a marché encore et a fini par atterrir ici. Cette fois c’est moi qui souris, car Tony passe presque tous les jours au restaurant. Tous les jours, il fait mine de passer une première fois, puis revient sur ses pas pour nous saluer. Tous les jours, il nous dit qu’il était en route pour tel endroit, puis finit par rester un peu, parfois même pour la soirée entière.

Assis sur sa chaise de bois, il me parle de liberté et de temps. Il parle de la mer, de l’indépendance et l’éternité. Il me raconte un voyage, je ne sais où, et des rencontres qu’il a pu faire, de la parole des étrangers qui lui a tant apporté, de cette vie ici qu’il ne comprend pas parfois, tant on lui demande des explications ou des performances. Il parle avec le regard droit, plongé dans la pénombre, comme s’il m’avait oubliée. Il continue, il évoque la perfection qui selon lui est un état serein. Il dit aussi que peu de choses peuvent nous l’apporter, que peu de choses nous font oublier ce temps et cette société, et ses résultats, ses oppressions. Il parle de ces choses comme de trésors, trop vite perdus, trop vite oubliés. Je l’écoute et observe attendrie son t-shirt à rayures, ses sandales en cuir marron, son thé encore brûlant, quand sa voix faiblit. « Douce consolation, me dit-il, qu’une soirée tranquille et agréable à passer ici ». Son regard retombe directement vers le sol et il ajoute dans un murmure : « Que l’on doit être fort pour répondre la vérité à chaque question, et à tous...et ne pas accepter de perdre ce qui compte vraiment ».

Soudain, comme si j’avais brisé sa pensée, il se tourne vers moi et me demande un autre verre. Par étonnement autant que par réflexe, je file au pas de course vers le bar. Là-bas, en attendant sa boisson, je regarde, à travers la devanture et les rideaux, sa silhouette, la forme de ses épaules qui m’ont l’air fatiguées, pour la première fois. Puis je le vois se lever lentement, alors que je ne suis qu’à quelques mètres de lui, mais il ne se retourne pas, il part, sans nous dire au revoir, sans nous faire signe. Je reste sur le pas de la porte à le regarder s’éloigner, son verre de thé à la main.