29 août 2007


Il y a de l’absurdité dans un départ. Il y a tous ces gens autour, qui font que ceux qui aimeraient pleurer se retiennent parfois, il y a ceux qui ne se cachent pas, il y a ceux qui ne disent rien. Les aéroports sont des lieux étranges.

Je vois beaucoup de Français à l’enregistrement des bagages. Le vol est pour Paris, pour eux c’est la fin de l’été. L’agent de sécurité essaye de se divertir, il leur fait peur avec sa grosse voix. Les Français parlent en français, ils se parlent entre eux, ils ne le regardent même pas, lui répète ses phrases apprises par cœur, il doit avoir l’habitude de ces gens qui ne le comprennent pas et qui n’écoutent rien. Les bracelets d’une vieille femme arabe sonnent. Elle ne peut pas les enlever de son poignet. Les Français s’offusquent, ça piaille, ça traîne, en plus ils sont pieds nus. Un à la fois, rien n’y fera.

Ceux-là continuent, ils n’arrêteront ce flot de paroles que pour dormir sur leur siège, ils garderont les yeux fermés ; ce sont eux qui insistent pour m’interpeller en français quand ils voient mon passeport, ceux-là courent, ils courent en avant, ils téléphonent, ils mangent, ils boivent, ils cherchent le chemin le plus court vers la porte d’embarquement, ils attendent en ligne que l’on annonce leur numéro, ils s’épuisent et cachent le silence avec leur bruit, ils s’épuisent, ils s’agitent et ne regardent rien, ils seront bientôt prêts à dormir, car ils ont l’habitude.

Il y a d’autres voyageurs silencieux. Ceux-là n’ont pas l’air de savoir ce qu’ils font ici. Ils voient les gens autour d’eux arriver, partir, et ils pourraient rester là longtemps, à ne rien faire, à ne rien dire, le sac à leurs pieds. Ils suivent, ils ne sont pas pressés, ils ne font pas demi-tour non plus. Ils marchent droit devant, comme si un petit fil les amenait quelque part, ils n’ont l’air de regarder que le vide. C’est cela, la bêtise d’un aéroport. Ce sont les mots et le silence. C’est ce moment où malgré les larmes, malgré les pleurs, la famille reste derrière une ligne tracée sur le sol et regarde partir un fils. C’est l’instant où les bras pourraient encore se tendre, les mains se toucher, les corps se rapprocher et se serrer, les voix s’entendre, mais où le vide les séparent et qu’ils se regardent à quelques pas les uns des autres, stupides et tristes. C’est ce vide là qui remplit les yeux des autres qui se taisent et qui regardent les avions décoller, il a déjà pris leurs larmes. C’est ce silence qui s’installe pour cette famille quand l’enfant s’en va. Oui, l’absurdité d’un départ.

26 août 2007

Elle danse avec une forme de nonchalance étrange, les mouvements vaporeux. Elle est blanche, ivre et cela se voit. Les mèches de cheveux bouclés se collent sur son front en sueur tandis qu’elle ferme les yeux. On dirait qu’elle veut se laisser bercer par l’ivresse, par la musique et par le corps qui se tient serré contre elle. Les rythmes latinos la perdent un peu, elle n’a pas l’habitude, elle tente de remuer mais le portoricain marque les temps lentement, tranquille et confiant. Il bouge lentement, lascif, garde ses mains bien posées sur ses hanches, collées contre les siennes. Il s’aventure sur ventre, sur sa poitrine parfois, tandis qu’elle feint de s’offusquer, minaude un peu, pour finir par se coller à nouveau contre lui. Absurdité de l’alcool. Il la retourne et danse derrière elle, contre elle et elle, elle sourit. Je vois sa grande bouche ouverte, un peu hilare, un peu stupide, celle des filles qui ne vont pas faire long feu. Une fille s’avance vers le garçon et lui fait remarquer qu’elle n’est pas dans son état normal. Il rit et s’éloigne, emportant sa cavalière comme un pantin dans ses bras et continue leur danse un peu plus loin. La foule les regarde. Elle est belle, la petite blanche éméchée au milieu du Queens. On ne sait pas comment elle a atterri là, mais elle donne un beau spectacle. C’est une colombienne, une fille qu’elle trouvait vulgaire avant de danser avec son latino, qui vient lui prendre le bras et l’éloigner de son cavalier. Il lève les deux bras au ciel, feint la surprise et la déception, puis se met à rire, entouré de ses amis qui lui rapportent un verre et le félicitent. Il s’éloigne pour retourner danser, la laissant toujours hagarde et inconsciente sur un coin de canapé.

19 août 2007

Il est presque deux heures du matin. Les groupes se faufilent sur la 5ème avenue, près de la bibliothèque, souvent en tenues de soirée. Un homme traverse la rue au pas de course, un ballon en forme de cœur à la main. « Pour vous, princesse », me dit-il, tandis que mon ami américain sourit, légèrement embarrassé. Il doit avoir une bonne cinquantaine d’année. Jeans noirs, sac banane autour de la taille, un t-shirt « FDNY » un peu délavé sur les épaules, et une coupe de cheveux digne de celle des hommes politiques des années 80. Il nous arrête et commence à parler, un flot interminable, rapide, appris par cœur et sûrement répété depuis des années. Nous aimons la magie ? Il va nous montrer que le ballon en cœur mérite d’être agrémenté d’un caniche. Vingt secondes plus tard un ensemble de petits boudins de plastique noir rempli le ballon en cœur. Mieux, il va faire disparaître la cigarette que mon ami tient à la main. Il la prend, ferme ses deux mains dessus, tente d’attirer notre attention vers son regard, tandis que j’aperçois le petit rouleau de tabac entre ses doigts qu’il ramène rapidement dans son dos. Et elle ressortira par mon oreille gauche, comme par miracle. Je souris, mon ami sourit, le magicien sourit.

Il reprend son discours, la vie d’un magicien n’est pas une vie de compromis selon lui, oui, c’est vrai qu’il demande cher pour ses spectacles, mais seulement car certains numéros lui ont demandé plus de deux ans de préparation. En attendant, il nous propose un autre tour, en échange de dix dollars. Nous finissons par accepter, intrigués et attristés par cet homme seul au milieu de la nuit sur la 5ème. Carte déchirée, brûlée dans une enveloppe, qui réapparaît intacte dans un portefeuille. Il nous raconte qu’il n’avait pas fait ce tour depuis longtemps, il semble très content de lui. Il sourit encore et décide de me laisser sa carte, verte fluo, sur un papier cartonné qui a dû prendre la pluie, car on ne sait jamais, je pourrais peut-être avoir besoin de lui un jour.
Nous commençons à nous éloigner, après qu’il nous ait remercié mille fois, m’ait fait un clin d’œil complice, accompagné d’un geste silencieux vers la carte que je rangeais dans mes affaires, quand nous l’entendons proposer un cœur à une autre jolie princesse. La jeune femme en question, au milieu d’un groupe de trentenaires revenant d’une soirée, le regarde en souriant, gentiment mais un peu gênée, et passe vite son chemin. Il les accompagne sur quelques mètres, sort ses cartes de sa banane et commence à les battre. Mais ils continuent à marcher et ne l’écoutent pas. Il finit par s’arrêter, les ranger dans son sac, puis cache un nouveau ballon en forme de cœur dans son dos, à l’affût des prochains passants.

12 août 2007

Ifraïm débarrasse les tables. Il n’est pas autorisé à parler aux clients.
Quand il est arrivé il parlait peu anglais, juste ce qu’il avait appris à l’école. Il a arrêté les cours après le lycée, puis est venu directement ici. Il possède deux chemises noires, deux pantalons et une paire de chaussures vernies. C’est suffisant pour travailler. Pour rentrer chez lui le soir, il appelle un ami qui est taxi et l’emmène gratuitement, il ne veut pas risquer un contrôle d’identité dans le métro. Il vit à Brooklyn.

C’est un joli garçon, avec des yeux noirs rieurs et des joues joufflues. On dirait un môme. Il a une démarche un peu maladroite, un peu comme un footballeur, la tête rentrée dans les épaules et les genoux fléchis. Ca lui donne un mine pataude quand il est fatigué, filou quand il est en forme. Un petit roublard. Il a passé la frontière à pied, avec deux amis, il y a deux ans. Il trouve qu’il n’a pas dû marcher si longtemps que ça, puis, après avoir dit cela, il éclate de rire.

Son fils de sept ans vit avec sa mère, au Mexique. Il ne l’a vu que deux fois en deux ans. Il lui manque beaucoup, mais il ne peut pas y retourner pour l’instant, il n’y a pas de travail pour lui là-bas. Il n’a aucun diplôme et il ne gagnerait pas suffisamment pour deux…ou trois, il doit s’occuper de la mère l’enfant aussi. Alors elle aide ses parents chez eux et se fait héberger en échange. Il espère pouvoir y retourner un jour, avant que son fils ne soit trop grand. Ou alors pouvoir l’accueillir ici, si il arrive à avoir des papiers. En attendant, il regarde la photo de son petit garçon tous les jours, celle sur son téléphone portable qu’il a prise lui-même il y a quelques mois.

5 août 2007

B. allume sa cigarette et prend son crayon. Elle griffonne un peu sur un coin de la feuille. En face d’elle, un garçon aux cheveux longs la regarde sans dire un mot. Elle a l’air de mieux supporter le silence que lui, laissant courir machinalement la mine sur le papier. Il l’observe, il regarde autour, il pose à nouveau ses yeux sur elle, assez nerveusement. On dirait qu’il veut lui parler mais elle agit comme si ils s’étaient déjà tout dit. Elle fume distraitement, sans relever la tête, pendant que la feuille se noircit. Il semble confus, pianotant sans cesse ses doigts sur la table.

Ses yeux l’observent, avec une douloureuse appréhension, tandis qu’elle ne semble rien voir. Ou ne le veut pas. Il attend, fixant le crayon en mouvement, recouvrant de plus en plus la blancheur de la feuille. Le frottement s’arrête soudain. Elle le regarde et ne dit rien, le visage fermé. Elle n’a pas l’air d’attendre, elle n’a pas l’air de vouloir parler, elle le regarde simplement droit dans les yeux. Tout reste immobile pendant quelques instants. Ses yeux plongés dans les siens. Après un temps, il finit par lâcher prise, la détermination qu’il semblait vouloir montrer s’écroule. Il baisse la tête et lui murmure de rester. Elle ne bouge pas. Il répète les mêmes mots, avec le même ton d’imploration, mais elle ne montre aucune réaction. Il ajoute un « s’il te plait », qui reste sans réponse.

Elle recommence à jouer avec son crayon. N’y tenant plus, il lui arrache la feuille et la déchire, dans une colère soudaine. Elle se lève lentement, le regarde une dernière fois et s’éloigne, le laissant là, les bouts de papier froissé dans les mains.